andata . ritorno    laboratoire d'art contemporain 

Emmanuel Saulnier

«sculptures»

On ne réalise rien, on ne crée ni même ne pense avec rien. Il faut impérativement des matériaux: il importe même de les travailler afin de les obliger à sortir de leur mutisme, de leur vieille humiliation. Mots excessifs, déjà? Mais nous recopions ce que le subtil Francis Ponge ne cessait lui-même d'écrire: "Souhaitons donc, une fois seulement, quelque chose de profondément respectueux, simplement un peu d'attention, de pitié ou peut-être de sympathie pour ces rangs, ces rangées de choses muettes qui ne peuvent pas s'exprimer, sinon par des poses, des façons d'être, des formes auxquelles elles sont contraintes qui sont leur damnation, comme nous avons la nôtre. Ces couleurs qu'elles prennent, pourquoi? On dit que si une chose est verte, c'est justement parce qu'elle ne peut pas laisser passer les rayons verts, parce que ceux-là, elle ne peut pas, elle les arrête. Toutes les choses voudraient être blanches, laisser passer tous les rayons, mais elles ont un défaut, une damnation" (1).

Mais la présence des substances ne suffit pas. Elles ne parlent que lorsqu'elles sont assumées ou reprises par un médiateur sensible "le corps, notre corps".

Emmanuel Saulnier commence d'ailleurs par dessiner ses architectures, avant de les réaliser. Mieux, il se livre à des exercices morphogénétiques : or, il part de lui-même, d'un corps indispensable, multiple et fragmenté, afin de réussir ensuite ses constructions qu'on croirait, à tort, abstraites.

Il ne manipule pas le verre, l'eau ou le métal. Il ne nous donne pas une "leçon de choses". Il va bien au-delà -aussi voit-on des faux équilibres, des polarités, des tensions, des bifurcations, des réunions et des séparations -bref, différentes possibilités volumiques.

Ces arrangements ou ces reliefs viennent directement de l'interface entre le Monde et nous, de leur brutale intersection.

Nous sommes d'abord "l'objet premier", en quelque sorte. Nous l'éprouvons subjectivement, mais il importe ensuite de réaliser le transfert de cette épreuve de vérité intérieure, de l'inscrire dans toutes ces lames ou pavillons ou plateaux ou cupules ou réceptacles, qui à la fois la cachent et la manifestent.

A cet égard, on sait assez qu'on ne montre bien que ce qu'on cache et on le cache, d'ailleurs, pour nous aider à le découvrir! Ce qu'on nous donnerait directement, tout d'un coup, à voir ne nous "apparaîtrait" pas. Travail et opération périlleuse! Enfermer le corps, notre corps dans les corps et, par là même, les mieux comprendre, ou encore découvrir les uns a travers l’autre. n ne va a en-soi qu'à l'aide "du pour soi", à la condition d'abandonner ce "pour soi" qui a servi de flèche ou de vaisseau.

C'est aussi pourquoi tout doit être mince. Les deux opérateurs -le corps, notre corps et les corps -effacent ensemble, dans la projection, leur lourdeur pour ne laisser transparaître que leur communauté ou leur mutuelle brisure.

Emmanuel Saulnier nous dit joliment que le verre est pervers. Nous aimons ce calembour qui est la vérité. Il est également et non moins "hystérique", léger et malléable, -tant mieux! -autant de "manières" d'être qui permettent "la somatisation", c'est-à-dire le succès de son entreprise ou de sa méthode, l'incarnation de lui en ce qui n'est pas lui et qu'il sortira aussi, en même temps, de la prison de son utilitarisme.   L'eau aussi s'évapore petit à petit, assez vite même. La lumière se brise sous le cristal et, comme on l'a dit, le verre tend à s'amincir encore et à disparaître: le théâtre des éléments permet donc bien le jeu "de pouvoir disparaître" (tout en demeurant), ou l'évanouissement (hystérique), afin que la substitution puisse s’opérer.

On conçoit que si nous étions en face de substances lourdes, massives, imposantes, on ne pourrait pas espérer une telle intromission. Qu'est-ce que cette corporéité conductrice et maîtresse? Ce n'est pas le corps anatomique, ni le physiologique, mais celui des tensions, des correspondances et des blocages, une colonne vertébrale légèrement tordue, "des conduits voilés", c'est-à-dire des voies ou des flux qui se heurtent et ne communiquent pas, des "pavillons" qui "s'ouvrent" mais si nombreux et si parallèlement voisins qu'ils doivent recueillir des informations polyphoniques, sans doute discordantes, des "bouches reliées" mais situées à une longue distance, par un fin canal seulement, l'étrange "barillet brille", une indispensable sommation.

Nous reviendrons sur eux tous. Qu'on retienne seulement le principe inouï ou la méthode: on ne comprend la matière que lorsque le corps se bat avec elle et s'y incorpore ou s'y loge. Né vaut que l'interactivité!

On croit voir les jeux de la lumière ou des reflets, l'eau qui s'écoule ou s'évapore, les tubes qui se relient entre eux (ses anastomoses), mais non! Cet appareillage simple demande moins "le voir" facile, qu'il n'en appelle à une conscience viscérale, cénesthésique, musculaire même, cinétique -les os de soutien, les béances de la réception, les canalicules des échanges ou de la synergie -bref, un sorte de mécanique pulsionnelle, sinon des réseaux ou des fils désaccordés, bien que joints.

 Soit, mais que nous donne alors cette méthode, cette difficile, très difficile bataille menée avec la stratégie de l'intersection? Un monde qu'on pourrait croire limpide, diaphane, pur, mais que nous tenons pour oppositionnel et dialectique (la guerre), en dépit de sa luminosité illusionniste (2)...Notes

(1) -Francis Ponge, "La Pratique de la Littérature" in le Grand recueil, Méthodes,

NRF, 1961, pp. 269-270.

(2) -Extrait d'un texte indédit.

FRANÇOIS DAGOGNET 

………………………………………………………………………………….

Tribune de Genève

Vendredi 25 mars 1988

 

EMMANUEL SAULNIER

à la Galerie Andata/Ritorno

 

   Dans la blancheur neigeuse de cette galerie d’art, des légers reflets animent la transparence du verre. Une dimension inconnue s’en est emparée pour créer une profondeur sans limite.

   Emmanuel Saulnier expose ses sculptures ou modules en pyrex. Forces cylindriques ou sphériques, lignes horizontales ou verticales, leur merveilleuse pureté fascine. Dépouillées de tout ce qui pourrait altérer leur beauté première, elles sont comme un nouvel état de choses. L’artiste nous propose de réintégrer une harmonie perdue, ou simplement oubliée.

   Pour réaliser ses sculptures, Emmanuel Saulnier travaille longuement à partir de dessins. C’est ensuite que commence une recherche en laboratoire pour leur parfaite réalisation. Les sculptures d’Emmanuel Saulnier ne supporteraient pas la moindre imperfection technique. Leur limpidité de lumière et de source, l’équilibre des proportions ligne – volume dépendent de leur facture sans faille.

   Les modules d’Emmanuel Saulnier contiennent aussi de l’eau. Ils associent aussi dans un même concept des transparences verre – eau – air – lumière. Car l’air est bien l’environnement, l’espace où apparaît l’immatérielle présence de ces pyrex parfois associés à l’aluminium.

   Dans le couloir de la galerie, des dessins à l’encre et au crayon évoquent le projet initial d’Emmanuel Saulnier.

(Jusqu’au 20 avril).

M.-P. D.

………………………………………………………………………………….

 

Emmanuel Saulnier

Sans titre, encre et crayon sur papier,1987

photo François Poivret

 

  

Emmanuel Saulnier

« Combiné clos »

verre pyrex, aluminium, eau, 230 x 20cm, 1988

photo Jacques Berthet

 

 

Emmanuel Saulnier

« Bouches reliées »

verre pyrex, aluminium, eau, 230 x 20cm, 1988

photo Jacques Berthet

 

 

Emmanuel Saulnier

« Tirets »

verre pyrex, eau, 330 x 40cm, 1988

photo Jacques Berthet

 

 

Emmanuel Saulnier

« Pas en trois »

verre pyrex peint, eau, 120 x 15cm,1988

photo Jacques Berthet

 

 

Emmanuel Saulnier

« Se voir, s’apposer »

verre pyrex, aluminium, eau, 100 x 22cm,1988

photo Jacques Berthet

 

 

Accueil  I  Historique  I  Exposition en cours  I  Exposition à venir  I  Artistes  I  Contact  I  Liens